Le Devoir

Odile Tremblay 10/10/2009

Huit minutes trente secondes d'extase

Small is beautiful! Certains courts métrages québécois en font la preuve. Elles ont si rarement la vedette, ces miniportions-là, longtemps parentes pauvres du « vrai film » assis sur sa longueur, arrogant à l’occasion car susceptible de remplir les salles à lui tout seul. Mais du format de poche, qui se soucie? De plus en plus d’amateurs, au fait. Genre à part entière et qui gâcherait parfois sa sauce à vouloir l’étirer. Et pourquoi donc un haïku parfait serait-il inférieur au Bateau ivre de Rimbaud? Une miniature à une fresque de Diego Rivera? Simple question d’échelle…

Signée Pedro Pires, l’oeuvre brève en question s’intitule Danse macabre. Bijou cinématographique comme on en voit peu. Ces petits miracles surviennent parfois. Le Next Floor de Denis Villeneuve, sur un climat de fin du monde, avait fait rougir bien des longs métrages deux ans plus tôt.

On va voir Danse macabre au Festival du nouveau cinéma, dans la section compétitive Histoire de… (CM), aujourd’hui et lundi prochain. Classé meilleur court métrage canadien au dernier Festival de Toronto, il récolte son lot de prix sur la route des rendez-vous des films étrangers, plus hot depuis que la Ville reine l’a consacré, comme on s’en doute. Cannes, Berlin et Locarno l’avaient rejeté, démontrant que les meilleurs programmateurs sont parfois dans le champ.

Et de quoi s’agit-il? Des mouvements involontaires d’un corps humain après son décès. Quel thème sinistre! protesteront certains. Mais la mort danse avec toute vie, la nôtre aussi, hélas! Et ce ballet fantomatique dégage une si étrange beauté, une poésie si mystérieuse, qu’on en reste éblouis. Le 13 novembre prochain, le film prendra l’affiche dans nos salles avant Antichrist, de Lars von Trier. Heureux jumelage de sang, de beauté et de mort!

Sur une idée de la chorégraphe AnneBruce Falconer, interprète et directrice artistique de Danse macabre, Robert Lepage a développé le canevas à ses côtés: le corps mort et sa danse, sous la pulsion des éléments: l’air, l’eau, le métal, le feu. Pedro Pires, concepteur visuel de son film Possible Worlds, est un ami et un collaborateur de Lepage, qui lui demanda de le mettre en scène. Apprécié des grands créateurs, Pires avait travaillé aussi aux effets visuels du Violon rouge de François Girard.

Pour tout dire, ni AnneBruce Falconer ni Robert Lepage ne savaient au départ comment traiter le sujet. Un spectacle? Un film? Ils ont exploré des pistes, dont certaines collées quasiment à la production d’horreur, avec la trépassée en marche comme les morts vivants des films de Romero. Rien de tel ici: un réalisme poétique, des images hantées et un montage parfait. « Je voulais que tout demeure réaliste », résume le cinéaste. La partie se jouait pour lui entre équilibre et gravitation, avec chair de femme à animer.

Tout est dans le mouvement de ce corps sans vie, en principe inerte, agité toutefois. On pense à la poule sans tête qui court éperdue après que son système nerveux a pris la relève du cerveau.

Et si les cadavres humains conservaient également une mémoire des gestes passés? Une dimension métaphysique se colle à ces tressaillements d’outre-vie.

Un corps féminin s’agite au bout d’une corde. Après les spasmes de l’agonie, la belle désespérée sera prise en charge par les vivants, son sang coulera chez le thanatologue, le squelette brûlera en se recroquevillant. Seule une danseuse comme AnneBruce Falconer pouvait imprimer à la suicidée ces mouvements insolites, ces soubresauts, ce bras qui tombe, ce corps en apesanteur filant vers son cercueil capitonné.

Danse macabre fut tourné en décor et lumière naturels: dans la chapelle d’un école abandonnée envahie par les pigeons, chez un directeur funéraire en Gaspésie, à l’église de la cérémonie religieuse, au coeur du four brûlant d’une vraie crémation. « J’ai travaillé ça comme une peinture, explique Pedro Pires. Le directeur funéraire sortait un cadavre. Je filmais le sang, ailleurs je captais les pigeons dans la chapelle oubliée. Au montage, tout s’est mis à vibrer. Ce fut une aventure expérimentale dans le plus pur sens du terme. »

Le cinéaste affirme avoir mis deux ans, par fragments, à la réalisation de ces huit minutes trente secondes là. Un premier film, ça s’enfante parfois avec un soin maniaque, un état de grâce difficile plus tard à recréer.

« Toute musique expérimentale semblait glauque sur ces images », précise Peres. Avec Casta Diva, tiré de Norma de Bellini, chanté par la Callas, l’ambiance presque solennelle, religieuse, élève les derniers soubresauts du corps sans vie. « Il s’agit d’une prière pour les morts et d’un dernier chant pour les vivants », commenta le jury du Festival de Toronto en couronnant le film.

Aujourd’hui, ce corps féminin qui s’agite d’abord au bout d’une corde évoque, bien malgré lui, le saut dans le vide de la romancière Nelly Arcan. Les morts nous parlent encore, même après s’être immobilisés à jamais.

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